samedi 6 novembre 2010

Raconter des histoires de loup

Voilà notre objectif pour la période en cours. Rien de mieux qu'une histoire pour se mettre en projet.
J'ai donc lu aux enfants Le Loup conteur de Becky BLOOM et Pascal BIET.

"Avant, le loup était un grand méchant loup: il ne pensait qu'à manger. Quand il a voulu attaquer le canard, le cochon et la vache, ils n'ont pas eu peur. Le loup est surpris: d'habitude les animaux s'enfuient. Ceux-là sont concentrés sur leur livre. Le loup décide alors d'apprendre à lire."

J'avais bien sûr une petite idée derrière la tête en leur lisant cette histoire car il s'agit d'un récit mettant en scène la valeur de la culture, en particulier de la lecture, pour évoluer de l'animal sauvage à l'animal alphabétisé. Mais l'album va plus loin encore sans qu'on s'en rende forcément compte.

Pour les stagiaires avec qui j'ai eu des échanges sur la compréhension et les moyens de la travailler:

Cet album est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît et mériterait une analyse poussée sur la façon dont la théorie de l'esprit et le langage y sont mis en situation. Quelques éléments pour une première approche:
- le loup agit selon son désir:
Le loup a faim, il veut manger. Il sait qu'il y a une ferme toute proche. Il agit donc en conséquence et se rend à la ferme avec l'intention d'y manger des animaux.
- le loup éprouve des émotions:
Les animaux de la ferme ne réagissent pas quand il se rue sur eux. Le loup pensait qu'ils auraient peur, ils est donc surpris de constater le contraire.
- les animaux de la ferme adaptent leur comportement à leur environnement et leur savoir:
Les animaux de la ferme connaissent le loup car ils l'ont rencontré dans les livres (tout le monde sait que dans les livres, le grand méchant loup est si bête qu'on peut toujours lui échapper) et on n'a pas peur de l'autre quand on le connaît. Le canard, le cochon et la vache ne s'enfuient donc pas au cri du loup contrairement aux volatiles non lecteurs.
- le loup adapte son comportement à l'environnement et au comportement/discours des autres:
Les animaux ne s'enfuient pas et déclarent qu'ils n'ont pas peur car ils savent qui il est : ils savent lire. 
Le loup constate qu'ils ne s'enfuient pas, entend qu'ils savent qui il est et qu'ils n'ont pas peur. Il utilise ce que la psychologie profane appelle la théorie de l'esprit (ce qu'il sait de l'esprit et de ce que fait l'esprit) pour agir: ce que les trois animaux savent du monde grâce à la lecture les protège de la peur et attire ainsi son attention.
Il va à l'école, puis à la bibliothèque, puis à la librairie pour monter à la fin une troupe de conteurs avec les trois animaux téméraires.
À chaque retour à la ferme pour faire état de ses avancées en lecture, son entrée devient de plus en plus civilisée: de passer par dessus la clôture à sonner en passant par frapper, le progrès technique témoigne des progrès de l'apprenti lecteur.
Par ailleurs, la réaction des animaux à ses prestations en lecture le font réagir: ils trouvent qu'il annone en sortant de l'école, il fréquente la bibliothèque pour s'exercer; ils trouvent qu'il lit sans modulation, il acquiert son premier livre de contes pour apprendre à interpréter les histoires; il rend ensuite les histoires tellement vivantes qu'ils décident tous ensemble de devenir conteurs et de partir en tournée.
Tous ces animaux sont entrés en réelle communication: une communication où le point de vue de l'autre engage à progresser, un peu par défi, mais aussi par stimulation, par surprise des capacités qui ne demandent qu'à se développer.

Bien sûr, toutes ses petites réflexions ne sont pas du tout destinées aux élèves, mais bien à l'enseignant, qui, s'il y prête attention peut formuler des questions qui attireront l'attention des enfants sur les émotions des personnages, le lien avec leurs actions, ce que les personnages savent des autres et/ou croient savoir des autres et comment cela influe sur leurs actions.

Exemple de questions (langage parfois simplifié pour éviter des inversions sujet/verbe qui seraient un obstacle inutile):
  • Quand le loup entre en hurlant dans la basse-cour, que veut-il faire? (= attirer l'attention sur les intentions des personnages, qui les poussent à agir d'une certaine façon)
  • Le loup hurle en entrant dans la basse-cour. Dans sa tête, il pense que les animaux vont faire quoi?
  • Que se passe-t-il en réalité? (= redéfinition de l'univers à partir des faits);
  • Les trois animaux en train de lire ne s'enfuient pas. Comment le loup se sent-il?
  • Que sont en train de faire les animaux quand le loup arrive en hurlant? (= redéfinition);
  • Les animaux sont en train de lire et ils entendent les hurlements du loup. Que pensent-ils? Que pensent-ils du loup? (c'est certainement la question la plus difficile, sur laquelle il faudra revenir en fin de projet quand les enfants auront une culture commune du personnage du loup en littérature, car la réponse implique un archétype connu);
  • Les animaux expliquent au loup qu'ils le connaissent grâce aux livres. Le loup a vu qu'ils n'avaient pas peur. Le loup se dit quoi? (= rendre explicite la possibilité d'un langage intérieur, rendre explicite le lien entre le discours des personnages et le discours/comportement d'un autre). Que veut faire le loup? (= intentions) ;
  • etc.
On voit ici que les questions sur les faits sont moins nombreuses et uniquement dans le but de recadrer la réflexion. Elles définissent l'univers de référence mais ne peuvent pas témoigner à elles seules de la compréhension que les enfants ont du récit.
À l'inverse, les questions les plus porteuses de sens et d'apprentissage sont celles qui attirent l'attention sur l'état d'esprit du personnage, ses émotions, ses intentions, l'effet de son discours ou de son comportement sur l'esprit de l'autre.

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